Les contemporaines aventures d' Ernesto Cheveugra (2)
Encore une aventure palpitante !!
Le grand bain de la politique.
C'est un vendredi froid et humide comme un début d'hiver. Normal, on est au début de l'hiver. Ernesto Cheveugra digère son repas de la cantine en traînant sur internet, la rédaction de l'appel d'offres pour la rénovation de la cantine de la maternelle de Damary-sur-seine attendra lundi. De toute façon le maire a mis des critères de durabilité tellement haut et un budget tellement bas avant de refiler le dossier qu'il peut attendre trois mois de plus, personne n'en voudra de son chantier.
Soudain, Jean-Michel fait irruption dans son bureau.
Enfin, soudain, irruption ...
On va plutôt dire que Jean-Michel se pointe à son bureau en traînant son surpoids bruillament sur la moquette du couloir, et passe sa tête barbue à l'intérieur en se tenant au chambranle de la porte, tout essouflé par l'effort.
Salut l'anarchiste !! (Eh oui, il est comme ça Ernesto, il inspire la sympathie, même chez ses adversaires politiques.)
Salut le stal' ! (Il est comme ça Ernesto, il ne montre aucune pitié dans ses combats politiques ! )
Dis voir, il nous manque une personne pour la liste au CHSCT, ça te dis pas d'y être ?
Ernesto n'avait pas prévu ça. Oui, il participe aux grèves. Plutôt deux fois qu'une ! En bon ancien anarcho-situ-toto-je-m'en-foutiste, il n'est pas le dernier dans les AG à appeler à la grève générale, à dénoncer les ravages du capitalisme, la privatisation rampante des services publics, la déforestation en Indonésie pour faire du Nutella, la baisse des moyens, la disparition des ourangs-outans de Sumatra, la criminalisation des syndicats, la mort de la grande barrière de corail, la libéralisation à outrance de nos sociétés au détriment des normes environnementales, la suppression de l'ISF et la disparition des abeilles.
Mais bon, de là à se syndiquer, voir aller voter ... Pourquoi pas participer à des réunions avec les patrons tant qu'on y est.
Il reste un peu anarchiste, quand même ! (Il est comme ça notre Ernesto, il a des valeurs !)
Mouais, bof ...
Bah ça serait bien, t'as la pêche en plus quand il s'agit de défendre les trucs importants. Et vu que Jean-Claude part à la retraite dans un mois et demi, il nous faudrait quelqu'un qui se laisse pas intimider. Sans parler du fait que là on rentre sur un gros combat, il va falloir réussir à obtenir des doudounes sans manches payées par les chefs pour qu'on puisse bosser sans tomber malade, avec leur truc de pas chauffer à plus de 19° ...
Un combat qui mèle écologie, lutte contre les grands groupes de l'énergie, et conquêtes sociales ? Son sang ne fait qu'un tour !
Tu peux compter sur moi Jean-Mi, j' irai, et je leur dirai de quel bois on se chauffe !! (Il est comme ça Ernesto, quand il faut monter au combat, quand il faut lutter, au péril de sa vie s'il le faut, pour défendre une noble cause, on peut compter sur lui !!)
Trois semaines plus tard, réunion du CHSCT. Avec les camarades, Ernesto occupe une aile du U de tables. En face, la cheffe de l'administration du bâtiment, le chef technique. La cheffe de service occupe le bout du U, ordi relié au vidéoprojecteur devant elle.
Dans un coin de la salle, une caméra, un jeune beau à la tronche de pub Colgate avec des fiches et un quadra qui bidouille des branchements et dont on se demande s'il a été récupéré dans un rade juste avant d'arriver, vu sa dégaine de vieux rockeur au chômage.
Bonjour à toutes et à tous, se lance la cheffe de service, exceptionellement aujourd'hui, une caméra assiste au CHSCT, pour faire un reportage sur la mise en place de la transition écologique dans les institutions publics et le dialogue social, élément clef du système de gouvernance français tant dans le privé que dans le public. Notre service étant à la pointe de cette transition grâce à nos politiques volontaristes et l'implication de tout un chacun, il a paru évident au ministère de nous adresser l'équipe ici présente lorsqu'elle a fait sa demande au service de presse. Si cela ne vous dérange pas, elle assistera donc à notre réunion trimestrielle.
Ernesto, Jean-Michel et Edith échangent un regard, des haussements d'épaules, et Jean-Michel finit par donner leur approbation.
Bien, commençons alors. J'ai bien reçu la note préparatoire de M.Vieurouge, au nom de la CGT, concernant l'achat de doudounes sans manches pour permettre aux agents de "travailler dans de bonnes conditions" selon lui, mais il me semble légèrement excessif de qualifier une pièce chauffée à 19° de "condition nécessitant une mise en conformité rapide des conditions de travail du salarié" . Un petit sous-pull en cachemire et c'est réglé cette histoire. A la maison par exemple, les enfants ont mis des charentaises, et personne n'a froid aux pieds, alors que le sol en tomettes du salon qui est plein nord, juste au-dessus de la cave ...
Le sang d'Ernesto ne fait qu'un tour !!
Excusez-moi Madame la directrice, mais il me semble inconvenant de faire porter la charge de la transition écologique sur les plus petits salaires ! Qui parmis nous peut se payer un sous-pull en cachemire ? Qui parmis nous peut se payer ne serait-ce que des chaussetttes en laine ? Nous, le petit peuple, sommes condamnés à la paire de chez décathlon en coton et élasthane, quand ce n'est pas le 100% polyester de chez Auchan ! Et l'on nous parle de transition écologique !!! Quelle est la durée de vie d'une polaire de chez Auchan ? Fabriquée par des enfants en Chine, avec du plastique Turc, et qui a traversé 4 fois la planète en cargo ? Parce que c'est comme ça que ça va se finir cette histoire, on va supprimer le goûter des enfants pour pouvoir s'acheter une polaire en plastique et ne pas crever de froid en bossant. Parce qu'avec le jour de carence, on n'a plus le droit de tomber malade, sans quoi on paye plus les factures !! Et la polaire, elle va finir où, dans 3 mois ? A la poubelle ! Fermeture éclair cassée, coudes troués, j'en passe et des meilleurs. Et alors ? Alors bim, direct en microplastique la polaire ! A chaque lavage, à la poubelle, mais aussi dans les bureaux, avec les frottements, vous avez pensé à la qualité de l'air dans les bureaux ? Hein ? Parce que du coup là, il va falloir installer des capteurs après du coup. Et puis compenser les polaires de tout le monde !!
Alors que si, comme on vous le demande, vous achetez les doudounes sans manche en lin bio du nivarnais, rembourrées de plumes de canards du Languedoc, tissées à Meulun-sur-Meuse et cousues et assemblées à Champenois-les-mines, non seulement Madame, vous supprimez du plastique, et le meilleur emballage Madame, c'est celui qu'on n'utilise pas, mais en plus vous soutenez la filière agricole bio française. En plus de quoi vous soutenez un petit éleveur en lui assurant un revenu complémentaire pour ses plumes. En plus de quoi vous soutenez le maintien d'une industrie et d'un savoir faire français, en France. En plus de quoi vous maintenez des emplois dans des milieux ruraux. Au lieu de soutenir l'industrie du pétrole et les profits de la grande distribution. La décentralisation, la transition écologique, la France productive, l'agriculture durable, sauver la planète finalement, ça se passe de beaux discours Madame, mais pas des actes !!!
Il referme sa pochette devant lui, se lève sans un regard pour personne, et quitte la salle. À peine entend-il la cheffe bafouiller, quand il ferme la porte "mais ... à 1200 euros la doudoune, ça fait ..." (Il est comme ça Ernesto, il faut pas lui en compter !!)
Le lendemain, comme il arrive au bureau, une haie d'honneur l'attend, depuis la porte jusqu'à la machine à café !! Modeste (il est modeste Ernesto, il est humble.) , il fait le mec gêné, alors qu'il marche sous les applaudissements. Il s'arrête au bout de deux mètres, réclame le silence en levant les bras :
"Chères collègues, chers collègues !!" (Je vous ai dit que c'était un féministe déjà ? Bon là ça se voit, à l'écrit, mais ses collègues ne s'en sont pas aperçus, à l'oral. C'est dommage, il avait pensé à féminiser pour une fois ... Du coup on dirait juste qu'il s'est répété pour obtenir le silence. Qu'il obtient, du coup ... )
Chers collègues, reprend-il, (sans féminiser du coup, vu que bon ...) je vous remercie de votre accueil, mais je n'ai rien fait d'exceptionnel. Il est pour moi naturel, et cela devrait l'être pour tout un chacun, de me mettre au service de la communauté, et cette communauté étant celle d'un service public, de me mettre finalement au service de la République et de tous ses citoyens-z-et de toutes ses citoyennes (put...rée il avait faillit oublier, le con !!). Ce n'est pas à moi que vous devez adresser ces félicitations, mais à chacun et chacune (il est chaud, il y pense) d'entre vous, car je ne suis que votre représentant. Et puis bien sûr, il faut souligner l'exceptionnel travail préparatoire de Jean-Michel sur ce dossier, sans qui mon intervention d'hier n'aurait pas été possible. Jean-Mi ...
Il se recule en tendant la main vers Jean-Michel, qui s'avance, et reçoit sa part d'applaudissements. C'est à ce moment seulement qu'il voit la caméra, et le bellâtre d'hier.
Monsieur Cheveugra, juste un mot s'il vous plaît ! Quelle est votre réaction après l'annonce faite par Monsieur Polochon de vous proposer le poste de ministre d'Etat de la transition écologique et de la décentralisation s'il est élu dans trois semaines ?
Pardon ?
Vous n'êtes pas au courant ? Allons Monsieur Cheveugra, la twittosphère ne parle que de ça ... Après les 14,5 millions de vues en 6 heures de la vidéo d'hier, nouveau record français sur Youtube, Monsieur Polochon a fait cette annonce sur sa chaîne Tik-Tok, ce qui lui a apporté dans les deux heures 8 millions de vues et 6,7 millions de likes. 12H après, ce matin, son annonce est à plus de 11,5 millions de likes. Votre réaction ?
Euh ... Bah euh ... Je euh ...
Tout ce bouscule dans sa tête. Des millions de vues, un poste ministériel. Il va enfin être écouté, pouvoir faire avancer La Cause avec ses idées, augmenter la redistribution des richesses, réduire la fin dans le monde, sauver la planète !!! (Il est comme ça notre Ernesto, déintéressé, altruiste !!!)
Une main sur son épaule le secoue.
Eh Ernesto, on y va ...
Hein ??
La salle se vide. Il regarde sa feuille pleine de gribouillis.
Et pour les doudounes alors ?
C'est mort, à 1200 balles la doudoune ... On aura des chaufferettes chimiques jetables pour les pieds et les mains, c'est déjà bien.
Ah, ok ...
Et au fait la caméra, c'était quoi ?" demande-t-il à Jean-Mi en passant la porte.
Des gars de la communication interne du ministère, mais les cons avaient oublié de brancher le micro, donc ils vont aller tourner au CHSCT du 58b, demain.
Ah, ok ...
De toute façon, ça le fait chier la politique, il a pas le temps, et puis c'est un milieu pourri. Le pouvoir, tout ça, c'est pour les loups, les requins. Ça le dégoûte même. Il est intègre lui.
En se rasseyant devant son écran, il se dit que l'appelle d'offre pour la réfection de la cantine attendra encore un peu, et va faire un tour sur VDM.
Les contemporaines aventures d' Ernesto Cheveugra.
Salut les lombriks.
Après vous avoir saoulés pendant le premier confinement, et vous avoir lâchement abandonnés en plein milieu d'une forêt je crois, je vous propose les palpitantes aventures d'un nouveau héros charismatique !!
Désolé d'avance.
Un vendredi soir mémorable.
Il est 20h30. Ce vendredi soir. Ernesto Cheveugra regarde tristement son portable. Posé sur la table (sale) de son studio (sentant le renfermé, la pizza et la bière). Contemple l'écran du pc portable posé devant lui, ou le scroll d'un réseau social est resté bloqué sur une vidéo pas encore lue.
Il saisit son paquet de tabac, se roule une clope. La glisse sur son oreille en se levant de sa chaise, saisit son verre de bière vide, le rince, sort une nouvelle bouteille du frigo, briquet, sert le verre, range la bouteille, ouvre la fenêtre et s'y accoude pour fumer, verre à la main.
Sous ses yeux, une rue passante de la banlieue aisée. Pas d'arbre sur son trottoir, vue sur le parking de la résidence, sonorisation par les scooters et autres véhicules motorisés gratos. Il paye pas trop cher, du coup. Sur la gauche, une vue sur le Mordor.
Le Mordor, c'est comme ça qu'il appelle La Défense, depuis un apéro d'étudiants dans le parc de Belleville. De là-haut, ils avaient vu un orage arriver par l'Ouest. Ils n'en avaient pas fallu plus aux jeunes gauchistes pour rebaptiser ce quartier rassemblant tout ce qu'ils hônissaient.
Bien du temps a passé. Les jeunes idéalistes travaillent dans le social, souvent à des bons postes. Ils vivent avec leurs jeunes enfants, dans d'agréables appartements, de charmantes maisons de la banlieue Est, encore trop "populaire" pour attirer les jeunes conservateurs, plus fortunés mais plus axés aussi sur le sécuritaire et "l'identité". Certains sont partis vivre le rêve américain version développement-durable-mais-sans-faire-trop-d'efforts-non-plus en province.
Et Ernesto Cheveux Gras se fait chier le week-end, dans son studio, devant son écran. Du coup, il se bourre tranquillement la gueule, et rêvasse en fumant des clopes.
Ah, il était loin, le grand temps des manifs, des concerts militants, des AGs dans des lieux syndicaux obscurs. Où l'on se prenait à réinventer le monde en buvant des bières, fumant des pétards, rêvant dans un joyeux bordel intellectuel d'histoire politique, des mouvements sociaux en cours, de voyages, de révolution à venir, de théories sociologiques, d'analyses socio-politiques à l'emporte-pièce, ...
Et puis était venu le temps des premiers salaires. Furieusement dépensés en soirée, alcools, drogues. On militait moins, mais on était plus chauds en manifs.
Avant qu'Ernesto redescende, ses potes étaient en couple, installés, les premiers gamins pondus. Il avait un taf qui le déprimait. Chargé de mission par un office HLM pour la prospection et l'établissement des futurs contrats de construction. Il avait hésité en début de master de géographie, entre la recherche et l'urbanisme. Il voulait créer la nouvelle ville de demain, durable, vivable, mobilités douces, espaces verts, ...
Il se retrouvait à distribuer l'argent public à des entrepreneurs du BTP pas toujours super cleans, qui se foutaient royalement de tout, à part de leur prochain range-rover.
Il avait déprimé, démissionné, fait des petits boulots "plus compatibles avec ses valeurs", les avaient lâchés, chômage, retour chez les parents, déprime, pas d'argent ... La trajectoire classique du foncedé utopiste.
Petit à petit, ses contacts avec ses amis s'était espacés.
Bon, il faut dire qu'il est un peu chiant, Ernesto. Il est toujours à faire la morale.
"Nan je pars pas en week-end avec vous à Barcelone, je vais pas prendre l'avion pour aller faire là-bas ce qu'on peut faire ici ..."
"Des vacances en Espagne ? Nan j'aime pas être "touriste" tu vois, si je dois aller dans un pays étranger, je préfère le faire pendant un voyage, tu vois genre tu restes au moins deux-trois mois, avec un contact sur place, qui te fais voir la réalité du pays tu vois." Il est pas sorti de France depuis 20 ans.
Etc. Et oui, Ernesto dit TRES souvent "tu vois". En plus d'être rabat-joie. Bon, il en a un peu conscience, mais "il y a des combats qui doivent être menés !".
En vrai, des combats, Ernesto n'en mène plus. Il a trouvé un emploi pépère dans la fonction publique. Il a bonne conscience, il bosse "pour le bien des citoyens". Il n'est plus anarchiste. Enfin, plus vraiment, même s'il garde une furieuse aversion pour toute forme de pouvoir. Enfin, toute forme de pouvoir supérieur au sien.
Il a son petit confort.
Il vit dans sa petite bulle de routines. Les yeux en permanence branchés sur le monde via internet. Il sait tout, il connait tout. Il se fait ses petits jugements sur tout, ses solutions à tout. Ses critiques de tout. Qu'il expose sentencieusement dans le peu de soirée où il est encore invité.
Il est chiant, mais gentil. C'est pour ça qu'il reste invité, de temps en temps.
Bref. Ah tiens, il faut qu'il regarde les résultats de l'euromillion.
Nan.
NAAAAAAAAAAAAAAAN !!!
C 'est pas possible.
135 millions.
135 PUTAINS DE MILLIONS D'EUROS !!
Son cœur bat à 230 000 à l'heure. Trop fort, bien trop fort. Il se lève. Tout se bouscule dans sa tête. Il a les mains qui tremblent. Il marche en rond souffle fort, se retient de crier. Oh putain. Il jubile. N'en revient pas. Re-re-re-vérifie le ticket.
Putain.
Se barrer sur un bateau dans une île ? Acheter un château ? Tout claquer en hôtel, en coke et en putes et crever en trois jours d'overdose ? (Oui, il a eu des tendances punks, qui ont mal vieilli ...)
Il souffle un gros coup. Il lui faut plus de bière. Il re-commande une pizza et des bières (beaucoup) , mais change de pizzeria. Faut éviter de passer pour un alcoolique, quand même.
Le lendemain matin, Ernesto se réveille tard. Mais serein. Il met Nostalgie, chantonne en préparant son café. Ouvre ses volets sur le soleil de début d'hiver qui brille derrière. La rue est calme, le ciel bleu. Il va pisser. Roule sa clope. Le café glougloute dans la cafetière italienne. ("Pas de ces saloperies à capsules, qui font du café dégueulasse, et sont écologiquement et économiquement désastreuses. Et puis j'ai l'impression de foutre une pièce dans un distributeur ...")
Habillé, douché, il sort de chez lui. Son ticket gagnant rangé dans une pochette, où il y a aussi sa pièce d'identité, un justificatif de domicile. Pochette elle même dans son sac à dos. Il sort son vélo de la cave, et va à Paris. Il roule un peu plus prudemment que d'habitude, ce serait con, mais grille quand même la plupart des feux-rouges. Faut pas pousser. C'est un pilote. Et c'est toujours la faute des autres, qui savent pas conduire.
Légèrement en sueur, il arrive devant la FDJ. Il ouvre légèrement son sweat à capuche, il va refroidir le temps d'attacher le vélo. Dans le hall, une hôtesse lui indique la direction du service de retrait des gros gains. Il s'assied dans une salle d'attente feutrée. (Au sens propre. Les murs sont feutrés, les chaises, le sol ...).
Les gens sont reçus au fur et à mesure, dans un bureau insonorisé à la porte qui frotte l'épaisse moquette quand elle s'ouvre et se ferme. La musique d'ascenseur finit de couvrir un hypothétique son.
Les cinq autres personnes qui attendent sont différentes. Un couple d'environ 55 ans, qui pue la misère sociale et intellectuelle à 2 kilomètres de distance. Ils ont l'air d'avoir peur de tout le monde, sur le qui-vive.
Un couple d'environ 40 ans, style "beaufs aisés", fringues de marques, en train de pianoter sur leurs smartphones, de se dire ce qu'ont répondu tel ou tel de leurs contacts. Voyage aux Maldives dans un hôtel cinq étoiles en all-inclusive pour famille et amis proches. S'embrassent en se félicitant toutes les trois minutes. Et puis un gars de 25 ans, genre jeune cadre tout juste sorti d'école. Qui lève le nez de son smartphone un moment, et le regarde. (Ernesto n'a pas de smartphone, c'est contre ses convictions. Et il n'a pas pensé à prendre un livre. Du coup il regarde les gens, ou les murs, ou ses mains.)
"-tu viens chercher combien toi ?
Oh un joli paquet !" Répond Ernesto. "trois numéros et une étoile !"
Ah ouais ? T'as chatté aussi ! Moi aussi je viens chercher 5500. Chui dèg, j'avais hésité sur la deuxième étoile ... Mais bon, c'est déjà stylé. Hier soir les potes ont tisé à l'oeil, et puis le reste je vais le foutre dans les cryptos. Tu suis les cryptos un peu ? Y'a de l'oseil à faire, surtout en ce moment, avec la baisse, y'a des belles opportunités !!"
Ernesto se dit que le gars parle trop, trop vite. Il est encore sous coke, ou en fin d' amphèts.
- "ah ouais ? Bah j'avoue que je vais regarder ton histoire de cryptos, je vais pas les laisser dormir à la banque ..."
Il a vu le couple de vieux pauvres se tasser un peu plus sur leurs chaises en se jetant des regards inquiets, et l'homme du couple de beaufs lui jeter un regard mi-amusé mi-méprisant par dessus l'écran de son smartphone. La femme a elle pouffé discrètement en se cachant derrière son téléphone en entendant les montants. Ernesto jubile. S'ils savaient.
Le gars encore foncedé commence à parler du gars qui a pris le jackpot, "un français hein !", ce qu'il ferait avec, qu'il le dirait pas, etc.
"si ça se trouve c'est un de nous, là !!"
Tout le monde se met à se regarder d'un air suspicieux, envieux, en se dédouanant, mal à l'aise. Rires faux,"nan nan, nous c'est comme vous !", envie surjouée envers le gagnant, ...
Chacun replonge le nez dans son smartphone en silence, la suspicion en plus. Ernesto jubile, en regardant ses mains d'un air neutre.
La dame derrière le bureau a été très professionnelle. Il a décliné les offres de conseillers fiscaux, soutien psychologique, etc.
Il a renfourché son vélo, avec son chèque dans la pochette, après avoir présenté sa carte d'identité, et signé un document comme quoi il l'avait bien reçu, ainsi qu'une notice de 48 pages d'informations fiscales et juridiques que lui avait remise la dame : "même si vous ne voulez pas la prendre, nous sommes obligés de vous la remettre en main propre, légalement. Vous pouvez la jeter en sortant, voir la laisser sur mon bureau, mais moi, je vous l'ai remise ..." Elle pensait qu'il faisait une connerie.
Il est entré dans l'agence du crédit coopératif de Bastille, a fait la queue. A demandé à voir un conseiller ou une conseillère. (Oui, il est comme ça Ernesto, c'est un mec bien, il féminise ses expressions, quand il y pense.) A ré-attendu. A été reçu. A sorti son chèque. A vu le conseiller s'étouffer. Ne pas y croire. Il lui a demandé de ne pas en parler à ses collègues, mais d'appeler le chef de l'agence. Lequel est arrivé alors qu'Ernesto n'avait pas encore réussi à déterminer si la plante était réelle ou en plastique. (Ils ont fait de vrais progrès sur les plantes en plastique ...)
Après un appel à la FDJ (la dame lui avait indiqué la page correspondante dans le fascicule), le conseiller était sur le cul, perdu dans sa cravate orange. Le chef de l'agence était dans la phase d'acceptation.
Au bout de deux heures d'appels au siège, d'échanges de mails, il repartait avec le contrat de son nouveau compte chèque, assorti d'une clause de confidentialité. Il avait refusé toute suggestion de placement ou d'investissement.
Il est comme ça Ernesto. Il ne s'en laisse pas conter par les "gens qui savent", surtout ceux des banques et du grand capital. C'est un esprit indépendant.
Dans les semaines qui ont suivi, il a démissionné. Calmement, "envie de changer d'air", a fait son préavis négocié d' un mois. Tout en faisant ses petites recherches sur internet.
Début février, il créait sa fondation. Embauchait un avocat fiscaliste recruté à pole emploi. Vieux et idéaliste, viré du service juridique d'une grande boîte parce que trop légaliste et approchant de la soixantaine. Pardon, mis en pré-retraite.
En juin, il avait trouvé ce qu'il cherchait. 600 hectares de forêt qu'il allait transformer en réserve naturelle. 100 hectares de terres agricoles, avec une belle ferme au milieu, une rivière au milieu des terres. La Confédération Paysanne était intéressée par le projet-pilote, et avait trouvé les personnes intéressées pour y participer. (Évidemment ! Bon, lui aurait d'autre truc à faire que bêcher, tout le monde ne peut pas participer à la vie idyllique, certains doivent se sacrifier ... Il est comme ça notre Ernesto, prêt au sacrifice !)
Il avait passé les vacances d'été en famille à la campagne, comme d'habitude, prétendant continuer à vivre comme avant. Ce qui était vrai, sauf qu'au lieu d'aller travailler dans son grand bâtiment avec ses collègues chiants, il allait travailler dans ce petit duplex du 11e arrondissement, niché sous les toits. (Un endroit chaleureux, mais simple, dans un quartier populaire, enfin qui l'était, à son image quoi. Il est comme ça notre Ernesto.)
Pour tous ses interlocuteurs, il était le salarié-gérant de la fondation, un proche du gagnant. Même son avocat croyait qu'ils étaient collègues. Mais il disait comprendre le gagnant.
On commençait à parler de son projet-pilote dans les médias alternatifs (évidemment !), et de l'origine des fonds. Mais son avocat bossait bien, il était le seul contact pour les inconnus, la vitrine publique de la fondation.
A l'automne, c'était une usine de chaussures en cuir qui entrait en chantier, dans le Limousin, à 200 mètres d'un abattoir. On commençait par le moulin hydraulique, qui allait actionner certaines machines, et faire tourner la turbine qui allait alimenter ce qui n'était pas "désélectrifiable". L'usine comprenait une tannerie, où 100% des produits utilisés seraient naturels, et retraités. Différents cabinets de biologie, de spécialistes en retraitement des déchets industriels et en environnement avaient été consultés. Les mieux considérés par les associations de protection de l'environnement avec lesquels il avait travaillé. (Un vrai modèle quoi !)
Quelques mois plus tard, le projet-pilote d'agriculture durable sans énergies fossiles faisait trois petits, sa fondation soutenait un projet équivalent au Burkhina-Faso (terre de Thomas Sankara. Il était comme ça Ernesto, il aimait les symboles.) Il avait un rendez-vous sous peu avec le ministre de l'agriculture, et son homologue burkinabé viendrait le voir après un congrès à Paris.
Toutes les structures créées étaient des associations à but non-lucratif, qui salariaient les personnes participantes aux projets, qui avaient, en tant qu'adhérentes-salariées de l'association, leur mot à dire sur le fonctionnement du projet. (Il était comme ça Ernesto, il croyait profondément à la démocratie participative. Mais pas au point de leur laisser les clefs du projet.)
Il ne pouvait, et ne voulait plus cacher plus longtemps ce qui lui était arrivé. Il avait fêté ses 40 ans, en invitant tous ses amis et sa famille pour un long week-end dans un château loué pour l'occasion. Dans l'invitation, il disait qu'il avait fait un beau gain à l'euromillion, et qu'il voulait en profiter pour réunir tout le monde, comme à un mariage, lui qui était célibataire. Il l'avait envoyé à des gens qu'il n'avait pas vu depuis des années, mais dont il avait été proche, à un moment. (Il est comme ça Ernesto, ami chez lui, ça veut dire pour la vie, quoi qu'il arrive. Il donne jamais de nouvelles, mais quand vous le revoyez après 10 ans, rien n'a changé, c'est comme si la dernière fois que vous vous étiez vu était hier.) (Il faut dire que pas grand-chose ne change dans sa vie, ça aide.)
Une grande partie des invités avait répondu présent. Il est gentil Ernesto.
La soirée avait été géniale.
Vers 23h , après le dîner, les vidéos, les discours, les diaporamas photos, rassurés sur le fait qu'il était un bon ami, un bon frère, un bon fils, juste avant l'ouverture de la piste de danse, il avait annoncé qu'il avait gagné depuis un an, et avait présenté ses projets, diapos à l'appui. Puis il avait révélé l'étendu de ses gains. Et annoncé un don de 250 000 euros à tous les foyers fiscaux présents dans la salle, sans distinction ni critère, si vous en voulez voyez avec mon avocat (qui l'avait rejoint à l'instant sur la petite scène devant l'écran à l'instant. Il avait eu une belle augmentation un mois avant. Au bout d'un an à prouver son intégrité et ses compétences, il avait été mis dans la confidence.)
Il avait terminé son discours devant ses invités encore sous le choc, par un : "Et maintenant, dansons !!" en tapant dans ces mains, pendant que les serveurs faisaient sauter en même temps les bouchons de champagne, et que le DJ lançait "Crazy", dans le brouhaha des voix qui réalisaient, s'exclamaient, des gens se levaient pour le prendre dans leurs bras, le féliciter, le remercier, l'admirer pour sa droiture, sa générosité, sa mère le regardait de loin, les yeux brillants d'amour et de fierté. Il annoncerait le lendemain à Rosa (comme Luxembourg, il était comme ça Ernesto, il aimait les symboles) qui il était vraiment, et il continuerait cette relation saine qu'ils avaient entamé, au hasard d'une promenade en forêt et d'une discussion inopiné sur les champignons qu'ils ramassaient chacun. (Il était comme ça Ernesto, proche de la nature, parfois il lui fallait de la forêt, un vrai besoin, il ne pouvait pas s'en passer.) Ils allaient s'installer dans cette belle propriété qu'ils admiraient, en lisière de la forêt. Elle lui avait coûté 3 millions, mais leur rêve n'avait pas de prix. Il y aurait des poules, un potager, des ânes, des chèvres, ...
Ernesto redescendit. Il écrasa le mégot éteint dans le cendrier. La petite dose de weed qu'il avait glissé dans la clope avait fait son effet. Comme d'habitude, depuis qu'il fumait moins. Le litre et demi de binouse n'était sûrement pas étranger non plus à sa divagation.
La Défense est bien éclairée dans la nuit, une nouvelle tour est en construction.
Les résultats de l'euromillion tombent dans une heure. Comme d'hab', il gagnera rien. Il va pas changer le monde.
Ernesto Cheveugra se remplit un nouveau verre. Fin de la dernière binouse. Il se rassied devant l'écran, en se demandant devant quoi il va s'abrutir, pour ne pas penser à sa vie de merde.